10
Des pépites d’allomancie pure, le pouvoir de Sauvegarde lui-même. Quant à savoir pourquoi Rashek laissa l’une de ces pépites au Puits de l’Ascension, je l’ignore. Peut-être ne l’avait-il pas vue, ou peut-être comptait-il la conserver pour l’accorder à un serviteur chanceux.
Peut-être craignait-il de perdre un jour ses pouvoirs, et d’avoir alors besoin de cette pépite pour lui accorder l’allomancie. Quoi qu’il en soit, je bénis Rashek pour sa prévoyance car, sans cette pépite, Elend serait mort au Puits ce jour-là.
Le larstaïsme était l’une des religions que Sazed avait du mal à juger. Elle paraissait tout à fait innocente. On disposait de beaucoup d’informations à son sujet ; au quatrième siècle, un Gardien était parvenu à découvrir une cachette renfermant une mine de prières, de textes sacrés, de notes et d’écrits ayant autrefois appartenu à un membre haut placé de cette religion.
Et cependant, la religion elle-même ne paraissait pas très… eh bien, pas très religieuse. Elle se concentrait sur l’art, plutôt que sur le sacré dans le sens habituel du terme, et tournait autour des dons d’argent destinés à soutenir les moines pour qu’ils puissent composer de la poésie, peindre et sculpter des œuvres d’art. C’était en réalité ce qui empêchait Sazed de la rejeter totalement, car il ne trouvait aucune contradiction dans ses doctrines. Elle n’en avait tout simplement pas assez pour qu’elles s’opposent entre elles.
Il tint la page devant lui, secoua la tête et la relut. Elle était attachée au dossier afin d’empêcher que le vent l’emporte, et une ombrelle fixée à la selle la protégeait de la majeure partie des cendres. Il avait entendu Vin se plaindre qu’elle ignorait comment les gens pouvaient lire à cheval, mais cette méthode lui rendait les choses assez faciles.
Il n’avait pas à tourner les pages. Il se contentait de lire et relire les mêmes mots en boucle, de les retourner dans sa tête, de jouer avec eux. De chercher à prendre une décision. Était-ce celle-ci qui recelait la vérité ? C’était celle en laquelle croyait Mare, la femme de Kelsier. L’une des rares personnes qui ait jamais choisi de croire en l’une des anciennes religions que prônait Sazed.
Les Larsta croyaient que la vie consiste à chercher le divin, lut-il. Ils enseignaient que l’art nous rapproche de la compréhension de la divinité. Comme tous les hommes ne peuvent consacrer leur temps à l’art, il est dans l’intérêt de la société dans son ensemble de soutenir un groupe d’artistes afin qu’il crée de grandes œuvres qui élèveront ensuite ceux qui en feront l’expérience.
Tout ça était bien beau, songeait Sazed, mais qu’en était-il des questions de la vie et de la mort ? Et de l’esprit ? Qu’était donc la nature du divin, et comment des choses si atroces pouvaient-elles se produire dans le monde si la divinité existait bel et bien ?
— Vous savez, lui lança Brise depuis la selle de son cheval, il y a quelque chose de stupéfiant dans tout ça.
Le commentaire perturba la concentration de Sazed. Il soupira et leva les yeux de ses recherches. Le cheval continua à avancer en dessous de lui.
— Dans quoi donc, lord Brise ?
— La cendre, répondit Brise. Enfin, regardez-la. Elle recouvre tout, elle noircit entièrement le paysage. C’est incroyable de voir à quel point il est devenu morne. Au temps du Seigneur Maître, tout était marron, et la plupart des plantes qui poussaient en extérieur semblaient à deux doigts de dépérir. Je trouvais déjà ça déprimant. Mais des cendres qui tombent chaque jour, qui ensevelissent la terre tout entière… (L’Apaiseur secoua la tête en souriant.) Je n’aurais jamais cru que les choses puissent réellement empirer sans le Seigneur Maître. Pourtant nous avons semé une sacrée pagaille ! Détruire le monde… Ce n’est pas un mince exploit, quand on y réfléchit. Je me demande si nous devrions être impressionnés par ce que nous avons fait.
Sazed fronça les sourcils. Des flocons tombaient du ciel de temps à autre, et l’atmosphère était obscurcie par son voile sombre habituel. Les chutes de cendres étaient légères, quoique continuelles, et duraient à présent depuis près de deux mois. Leurs chevaux pataugeaient dans une couche de cendre de quinze bons centimètres tandis qu’ils avançaient vers le sud, accompagnés par une centaine de soldats d’Elend. Dans combien de temps la cendre serait-elle assez profonde pour les empêcher de voyager ? À certains endroits, elle s’élevait déjà à plus d’un mètre.
Tout était noir : les collines, la route, le paysage entier. Des arbres ployaient sous le poids de la cendre sur leurs branches et leurs feuilles. La majeure partie de la végétation au sol était certainement morte – même emmener deux chevaux lors du trajet vers Lekalville avait été difficile, car ils n’avaient rien à brouter. Les soldats avaient été contraints d’emporter du fourrage.
— Cela dit, poursuivit Brise qui discutait sur son ton habituel, protégé de la cendre par une ombrelle attachée à l’arrière de sa selle, la cendre manque un tantinet d’imagination.
— D’imagination ?
— Eh bien, oui, répondit Brise. Quoique j’apprécie le noir comme couleur de costume, je trouve par ailleurs qu’il manque d’originalité.
— Quel autre aspect voudriez-vous qu’elle ait ?
Brise haussa les épaules.
— Vin dit qu’il y a quelque chose derrière tout ça, n’est-ce pas ? Une sorte de force maléfique ? Eh bien, moi, si j’étais cette force maléfique, je n’aurais certainement pas utilisé mes pouvoirs pour rendre le paysage entièrement noir. Ça manque de style, tout simplement. Le rouge, voilà une couleur intéressante. Imaginez un peu : si la cendre était rouge, les fleuves ressembleraient à du sang. Le noir est tellement monotone qu’on peut finir par l’oublier, alors que le rouge… on passerait son temps à se dire « Regardez-moi ça. Cette colline est rouge. Cette force maléfique qui cherche à me détruire ne manque franchement pas de style ».
— Brise, répondit Sazed, je ne suis pas convaincu qu’il y ait de « force maléfique ».
— Ah non ?
Sazed secoua la tête.
— Les monts de cendre ont toujours craché des cendres. Est-ce que ça demande un gros effort d’imagination de supposer qu’ils sont simplement devenus plus actifs qu’avant ? Peut-être que tout ça résulte d’un processus naturel.
— Et les brumes ?
— Les schémas climatiques changent, lord Brise, répondit Sazed. Peut-être faisait-il simplement trop chaud en journée auparavant pour qu’elles sortent. À présent que les monts émettent davantage de cendre, il paraîtrait logique que les jours refroidissent, et donc que les brumes s’attardent plus longtemps.
— Ah oui ? Si c’était le cas, mon cher, pourquoi les brumes ne s’attardaient-elles pas le jour en hiver ? Il y faisait plus froid qu’en été, mais les brumes disparaissaient toujours au lever du jour.
Sazed se tut. Brise avait raison. Cependant, à mesure que Sazed étudiait les religions de sa liste, il se demandait s’ils n’étaient pas simplement en train de créer un ennemi à travers cette « force » que Vin avait perçue. Il n’en savait plus rien. Il ne croyait pas un instant qu’elle ait fabriqué ces histoires. Cependant, si les religions ne recelaient aucune vérité, était-ce pousser trop loin de conclure que le monde touchait à sa fin simplement parce que le temps était venu ?
— Vert, dit enfin Brise.
Sazed se retourna.
— Voilà une couleur qui aurait du style, poursuivit Brise. Tout serait différent. On ne peut pas ignorer le vert – pas comme le noir ou le marron. Est-ce que Kelsier ne passait pas son temps à raconter que les plantes étaient vertes autrefois ? Avant l’Ascension du Seigneur Maître, avant l’apparition de l’Insondable sur ces terres ?
— C’est ce qu’affirment les récits.
Brise hocha la tête d’un air pensif.
— Un certain style, oui, dit-il. Ce serait joli, je crois.
— Ah bon ? demanda Sazed, franchement surpris. La plupart des gens avec qui j’en ai parlé trouvaient curieuse l’idée que les plantes soient vertes.
— C’était ce que je pensais avant, mais maintenant, après avoir vu du noir chaque jour, à longueur de journée… Je me dis qu’un peu de variété ne serait pas de refus. Des champs verts… de petites taches de couleur… comment Kelsier les appelait-il, déjà ?
— Des fleurs, répondit Sazed.
Les Larsta écrivaient des poèmes à leur sujet.
— Oui, dit Brise. Ce sera agréable quand elles reviendront.
— Quand elles reviendront ?
Brise haussa les épaules.
— Eh bien, l’Église du Survivant enseigne que Vin va un jour purifier le ciel des cendres et l’air des brumes. J’imagine qu’au passage, elle pourrait aussi ramener les plantes et les fleurs. Je ne sais pas trop pourquoi, mais ça me paraît quelque chose de raisonnablement féminin.
Sazed soupira en secouant la tête.
— Lord Brise, dit-il, je suis bien conscient que vous cherchez simplement à m’encourager. Toutefois, j’ai le plus grand mal à croire que vous acceptiez, vous, les enseignements de l’Église du Survivant.
Brise hésita. Puis il sourit.
— Alors j’en ai fait un peu trop, non ?
— Un tantinet.
— C’est difficile de se faire une idée avec vous, mon cher. Vous êtes tellement conscient de mon influence sur vos émotions que je ne peux pas beaucoup recourir à l’allomancie, et vous êtes tellement… différent depuis quelque temps. (La voix de Brise se fit mélancolique.) Cela dit, ce serait agréable de voir ces plantes vertes dont notre Kelsier parlait toujours. Au bout de six mois de cendres… eh bien, ça donne au moins envie d’y croire. Peut-être est-ce suffisant pour un vieil hypocrite comme moi.
Le sentiment de désespoir qui habitait Sazed lui donnait envie de répliquer sèchement qu’il ne suffisait pas de se contenter de croire. Souhaiter et croire ne l’avaient mené nulle part. Ça ne changerait rien à la mort des plantes ni à la fin du monde.
Ça ne valait pas la peine de se battre, car rien n’avait de sens.
Sazed s’obligea à interrompre le fil de ses pensées, mais c’était difficile. Il s’inquiétait parfois de sa propre mélancolie. Malheureusement, la plupart du temps, il peinait à trouver ne serait-ce que l’effort nécessaire pour se soucier de sa propre tendance au pessimisme.
Les Larsta, se dit-il. Concentre-toi sur cette religion. Tu dois prendre une décision.
Les commentaires de Brise lui donnaient à méditer. Les Larsta se concentraient tellement sur la beauté et l’art comme quelque chose de « divin ». Eh bien, si la divinité était reliée de quelque manière à l’art, il était impossible qu’un dieu soit impliqué dans l’état actuel du monde. La cendre, ce paysage lugubre et déprimant… c’était plus qu’un simple « manque d’imagination », comme l’avait déclaré Brise. C’était totalement insipide. Terne. Monotone.
Religion fausse, inscrivit Sazed en bas de la page. Enseignements directement contredits par l’observation des événements.
Il défit les attaches de son dossier et y glissa la page, approchant ainsi d’une étape supplémentaire de la fin. Sazed voyait Brise l’étudier du coin de l’œil ; l’Apaiseur adorait les secrets. Sazed doutait qu’il soit très impressionné s’il découvrait sur quoi portait réellement son travail. Quoi qu’il en soit, Sazed souhaitait simplement que Brise le laisse tranquille vis-à-vis de ses recherches.
Cela dit, je ne devrais pas me montrer aussi brusque avec lui, se dit Sazed. Il savait que l’Apaiseur, à sa façon, cherchait simplement à l’aider. Brise avait changé depuis leur rencontre. Les premiers temps, malgré des éclairs de compassion, Brise avait réellement été le manipulateur égoïste et insensible qu’il feignait désormais simplement d’être. Sazed soupçonnait Brise d’avoir rejoint la bande de Kelsier non par désir d’aider les skaa, mais pour le défi que représentait le plan, sans parler de l’énorme récompense promise par Kelsier.
Cette récompense – la cachette d’atium du Seigneur Maître – s’était révélée être un mythe. Mais Brise en avait d’autres à la place.
Devant eux, Sazed vit quelqu’un bouger à travers la cendre. La silhouette était vêtue de noir mais, sur fond de cendres, même une tache minuscule de couleur chair se distinguait aisément. Il semblait s’agir de l’un de leurs éclaireurs. Le capitaine Goradel fit arrêter la file, puis envoya un homme à la rencontre de l’éclaireur. Sazed et Brise attendirent patiemment.
— Rapport d’éclaireur, milord l’ambassadeur, déclara le capitaine Goradel un peu plus tard en s’approchant du cheval de Sazed. L’armée de l’empereur se trouve à quelques collines d’ici – à moins d’une heure.
— Parfait, répondit Sazed, savourant l’idée de voir autre chose que ces mornes collines noires.
— Il semblerait qu’ils nous aient vus, milord l’ambassadeur, poursuivit Goradel. Des cavaliers sont en approche. En fait, ils…
— Ici, dit Sazed, désignant non loin de là un cavalier qu’il vit apparaître au sommet de la colline.
Celui-ci était très facile à distinguer sur ce fond noir. Non seulement il avançait très vite – il faisait même galoper son pauvre cheval le long de la route – mais il était rose.
— Aïe, commenta Brise en soupirant.
La silhouette bondissante se précisa pour devenir une jeune femme aux cheveux dorés, vêtue d’une robe rose vif qui la faisait paraître plus jeune que sa vingtaine d’années. Allrianne affectionnait la dentelle, les volants et les couleurs voyantes. Sazed aurait cru qu’une femme comme elle serait une piètre cavalière. Mais Allrianne montait avec toute l’aisance et la maîtrise nécessaires pour rester en selle sur un cheval au galop avec une robe aussi frivole.
La jeune femme arrêta son cheval devant les soldats de Sazed et fit tourner l’animal dans un tourbillon de tissu froissé et de cheveux blonds. Au moment de mettre pied à terre, elle hésita, lorgnant les quinze centimètres de cendre au sol.
— Allrianne ? demanda Brise après un silence.
— Chut, répondit-elle. J’essaie de décider si ça vaut la peine de salir ma robe pour courir te serrer dans mes bras.
— Nous pourrions attendre d’avoir rejoint le camp…
— Je ne voudrais pas t’embarrasser comme ça devant tes soldats, dit-elle.
— Techniquement, ma chère, répondit Brise, ce ne sont pas mes soldats mais ceux de Sazed.
Se rappelant la présence du Terrisien, Allrianne leva les yeux. Elle lui adressa un charmant sourire, puis se pencha pour effectuer la version équestre d’une révérence.
— Milord l’ambassadeur, déclara-t-elle, et Sazed éprouva une affection soudaine – et peu naturelle – pour la jeune femme.
Elle était en train d’exalter ses émotions. S’il y avait une personne encore plus hardie que Brise avec ses pouvoirs allomantiques, c’était bien Allrianne.
— Princesse, répondit Sazed en hochant la tête.
Enfin, Allrianne prit sa décision et se laissa glisser à terre. Elle ne « courut » pas vraiment – elle souleva plutôt sa robe d’une manière fort peu féminine. Ce qui aurait été impudique si elle n’avait pas porté plusieurs couches de jupons en dessous.
Puis le capitaine Goradel s’approcha pour l’aider à monter sur le cheval de Brise, de sorte qu’elle soit assise devant lui sur la selle. Ils ne s’étaient jamais officiellement mariés – peut-être en partie parce que avoir une relation avec une femme tellement plus jeune que lui embarrassait Brise. Quand on insistait sur la question, il expliquait qu’il ne voulait pas la laisser veuve lorsqu’il mourrait – événement qu’il semblait estimer imminent, bien qu’il n’ait qu’une quarantaine d’années.
Nous allons tous mourir bientôt, au rythme où vont les choses, se dit Sazed. Notre âge n’a aucune importance.
C’était peut-être en partie pour cette raison que Brise avait enfin accepté sa relation avec Allrianne. Quoi qu’il en soit, la façon dont il la regardait, dont il la tenait d’une main délicate et presque déférente, indiquait qu’il l’aimait beaucoup.
Notre structure sociale est en train de s’effondrer, se dit Sazed tandis que la colonne se remettait en marche. À une époque, le sceau officiel du mariage aurait été essentiel, surtout dans une relation impliquant une jeune femme de son rang.
Et cependant, pour qui être « officiel » désormais ? Les obligateurs avaient quasiment disparu. Le gouvernement d’Elend et de Vin était dicté par les nécessités de la guerre – une alliance utilitaire de cités à l’organisation martiale. Il planait par-dessus tout la conscience croissante que quelque chose allait sérieusement de travers dans le monde.
Pourquoi prendre la peine de se marier si l’on s’attendait à ce que le monde prenne fin avant que l’année touche à son terme ?
Sazed secoua la tête. C’était une époque où les gens avaient besoin de structures – de foi – pour continuer à avancer. Il aurait dû être celui qui la leur accordait. L’Église du Survivant avait essayé mais elle était trop récente, et ses adeptes manquaient trop d’expérience face à la religion. Il y avait déjà des conflits au sujet de la doctrine et de la méthodologie, et chaque ville du Nouvel Empire développait sa propre variante mutante de la religion.
Par le passé, Sazed avait enseigné les religions sans éprouver le besoin de croire en toutes. Il avait accepté chacune comme étant importante à sa façon, et il les servait aux autres comme un domestique présente un amuse-gueule qui ne le tente pas lui-même.
Il lui semblait désormais hypocrite de continuer ainsi. Si ce peuple avait besoin de foi, il n’aurait pas dû lui revenir, à lui, de la lui donner. Plus jamais il n’enseignerait de mensonges.
Sazed s’aspergea le visage de l’eau froide contenue dans la cuvette, savourant ce choc agréable. L’eau lui coula le long des joues et du menton, emportant avec elle des taches de cendre. Il s’essuya le visage à l’aide d’une serviette propre, puis sortit son rasoir et son miroir afin de pouvoir se raser correctement la tête.
— Pourquoi est-ce que vous continuez à faire ça ? demanda une voix qu’il n’attendait pas.
Sazed se retourna vivement. Sa tente du campement était encore vide quelques instants plus tôt. Mais quelqu’un se tenait derrière lui à présent. Il sourit.
— Lady Vin.
Elle croisa les bras et haussa un sourcil. Elle avait toujours su se déplacer de manière furtive, mais elle devenait assez douée pour le stupéfier lui-même. Elle avait à peine fait bruire le rabat de la tente en entrant. Elle portait sa chemise et son pantalon coutumiers, à la mode masculine, bien qu’elle ait ces deux dernières années laissé pousser ses cheveux noir de jais jusqu’aux épaules selon une coupe plus féminine. À une époque, Vin paraissait s’accroupir partout où elle allait, cherchait constamment à se cacher, regardait rarement les autres droit dans les yeux. Ce n’était plus le cas. Elle était toujours facile à ignorer avec ses manières discrètes, sa silhouette mince et sa petite stature. Mais désormais, elle regardait les gens dans les yeux.
Ce qui changeait bien des choses.
— Le général Demoux m’a dit que vous vous reposiez, lady Vin, observa Sazed.
— Demoux a assez de bon sens pour ne pas me laisser dormir alors que vous venez d’arriver.
Sazed sourit pour lui-même, puis lui désigna une chaise où s’asseoir.
— Vous pouvez continuer à vous raser, dit-elle. Ne vous en faites pas pour moi.
— Je vous en prie, dit-il en désignant de nouveau le siège.
Vin s’assit en soupirant.
— Vous n’avez jamais répondu à ma question, Saze, lui dit-elle. Pourquoi vous continuez à porter cette robe d’intendant ? Et à vous raser la tête à la manière des serviteurs terrisiens ? Et à vous inquiéter de me manquer de respect en vous rasant en ma présence ? Vous n’êtes plus serviteur.
Il soupira et s’installa prudemment sur la chaise qui faisait face à celle de Vin.
— Je ne sais plus très bien au juste ce que je suis actuellement, lady Vin.
Un vent léger fit claquer les pans de la tente, et un peu de cendre s’infiltra par la porte que Vin n’avait pas fixée derrière elle. La réponse la laissa songeuse.
— Vous êtes Sazed.
— L’ambassadeur en chef de l’empereur Venture.
— Non, répondit Vin. C’est peut-être ce que vous faites, mais pas ce que vous êtes.
— Et dans ce cas, que suis-je ?
— Sazed, répéta-t-elle. Gardien de Terris.
— Un Gardien qui ne porte plus ses cerveaux de cuivre ?
Vin lança un coup d’œil vers le coffre où il les rangeait dans un coin de la tente. Ses cerveaux de cuivre, réserves ferrochimiques contenant les religions, histoires, récits et légendes de peuples éteints depuis longtemps. L’ensemble attendait d’être enseigné, d’être complété.
— Je crains d’être devenu quelqu’un de très égoïste, lady Vin, répondit calmement Sazed.
— Ne dites pas de bêtises, répliqua Vin. Vous avez passé votre vie à servir les autres. Je ne connais personne de moins égoïste que vous.
— Votre opinion me touche, dit-il. Mais je crains de ne pouvoir vous donner raison. Vous savez mieux que toute autre ici, je crois, à quel point la vie était rude dans l’Empire Ultime. Nous avons tous perdu des gens qui nous étaient chers. Et pourtant, il semble que je sois le seul incapable de surmonter ma perte. Je me sens puéril. Oui, Tindwyl est morte. En toute franchise, je n’ai guère passé de temps avec elle avant qu’elle ne perde la vie. Je n’ai aucune raison de me sentir ainsi.
» Et cependant, je ne peux me réveiller le matin sans voir les ténèbres qui m’attendent. Quand je place les cerveaux métalliques sur mes bras, ma peau est parcourue de frissons et je me rappelle le temps passé avec elle. La vie est dépourvue d’espoir. Je devrais être capable de tourner la page, mais je ne peux pas. Je crois bien n’avoir aucune force de volonté.
— C’est totalement faux, Sazed, répondit Vin.
— Je ne peux vous donner raison.
— Ah non ? demanda Vin. Et si vous manquiez totalement de volonté, est-ce que vous seriez capable de ne pas être d’accord avec moi ?
Sazed hésita, puis sourit.
— Quand êtes-vous devenue si douée pour la logique ?
— En vivant avec Elend, dit Vin en soupirant. Si vous préférez les disputes irrationnelles, n’épousez jamais un érudit.
J’ai failli le faire. Cette idée lui vint spontanément, mais elle suffit néanmoins à éteindre son sourire. Vin dut le remarquer, car elle grimaça légèrement.
— Désolée, dit-elle en détournant le regard.
— Ne vous en faites pas, lady Vin, répondit Sazed. C’est seulement que… je me sens si faible. Je ne peux pas être l’homme que mon peuple souhaite voir en moi. Je suis peut-être le dernier des Gardiens. Voilà un an que les Inquisiteurs ont attaqué ma patrie et tué jusqu’aux enfants ferrochimistes, et nous n’avons pas vu la moindre preuve que des membres de ma secte aient survécu. D’autres se trouvaient hors de la ville, c’est évident et inévitable, mais ils ont dû être rattrapés par les Inquisiteurs ou par la tragédie. Elle est chose courante ces derniers temps.
Vin resta assise, les mains sur les genoux, l’air étonnamment faible sous cette lumière étouffée. Son expression affligée intrigua Sazed.
— Lady Vin ?
— Désolée, répondit-elle. C’est seulement que… vous avez toujours été celui qui donnait des conseils, Sazed. Mais maintenant, c’est à votre sujet que j’ai besoin de conseils.
— Il n’y en a aucun à donner, je le crains.
Ils gardèrent le silence quelques instants.
— Nous avons trouvé les réserves, reprit Vin. L’avant-dernière grotte. Je vous ai copié les mots qu’on y a trouvés, gravés dans une fine plaque d’acier pour les garder en sécurité.
— Je vous remercie.
Vin parut hésitante.
— Vous n’allez pas les regarder, c’est ça ?
Après une pause, Sazed secoua la tête.
— Je n’en sais rien.
— Je ne peux pas faire ça seule, Sazed, chuchota Vin. Je ne peux pas le combattre seule. J’ai besoin de vous.
Le silence retomba sous la tente.
— Je… fais ce que je peux, lady Vin, dit enfin Sazed. À ma façon. Je dois trouver des réponses pour moi-même avant de pouvoir en fournir aux autres. Malgré tout, faites livrer la gravure dans ma tente. Je vous promets d’y jeter au moins un coup d’œil.
Elle hocha la tête puis se leva.
— Elend organise une réunion ce soir. Pour planifier nos prochaines manœuvres. Il veut que vous y assistiez.
Elle se dirigea vers la sortie, laissant une légère trace de parfum dans son sillage. Elle s’arrêta près du siège de Sazed.
— Il y a eu un moment, dit-elle, juste après avoir pris le pouvoir au Puits de l’Ascension, où j’ai cru qu’Elend allait mourir.
— Mais il n’est pas mort, répondit Sazed. Il est toujours en vie.
— Ça ne change rien, dit Vin. J’ai cru qu’il était mort. Je savais qu’il était en train de mourir – j’ai tenu ce pouvoir, Sazed, un pouvoir que vous ne pouvez même pas imaginer. Que vous ne pourrez jamais imaginer. Celui de détruire les mondes et de les recréer. Et je savais que je tenais dans mes mains le pouvoir de le sauver.
Sazed leva les yeux.
— Mais je ne l’ai pas fait, poursuivit-elle. Je l’ai laissé se vider de son sang, et j’ai relâché le pouvoir. Je l’ai condamné à mort.
— Comment ? demanda Sazed. Comment avez-vous pu faire une chose pareille ?
— J’ai regardé dans ses yeux, dit Vin, et j’ai su que c’était ce qu’il voulait que je fasse. C’est vous qui m’avez donné ça, Sazed. Vous m’avez appris à l’aimer assez pour le laisser mourir.
Elle le laissa seul dans la tente. Quelques instants plus tard, il reprit son rasage et trouva un objet posé près de la cuvette. Un morceau de papier plié.
Il contenait un vieux dessin en train de s’effacer, représentant une plante étrange. Une fleur. Cette image avait autrefois appartenu à Mare. Elle l’avait transmis à Kelsier, et lui à son tour à Vin.
Sazed s’en empara et se demanda ce que Vin cherchait à lui dire à travers cette image. Enfin, il la replia et la glissa dans sa manche, puis se remit à se raser.